Le lexique du développement durable comprend une expression souvent utilisée : la défaillance du marché. Elle a été attribuée à Francis Michel Bator et popularisée par celui-ci, un économiste d’origine hongroise qui a a fait partie du cabinet du Président américain Lyndon Johnson avant d’enseigner à l’Université Harvard.

Francis Michel Bator dévoilera ce concept dans un article paru en ao?t 1958 dans The Quarterly Journal of Economics, dans lequel il le décrit comme ? la défaillance d’un système plus ou moins idéalisé d’institutions du marché des prix à soutenir des activités “souhaitables” ou à empêcher des activités “non souhaitables”1 ?.

Une raison très simple explique pourquoi le concept de défaillance du marché a trouvé une nouvelle pertinence dans le contexte du développement durable en général et des objectifs de développement durable (ODD) en particulier. Afin de réaliser les ODD, nous devons réformer fondamentalement l’architecture financière mondiale existante qui déploie actuellement des capitaux pour soutenir des activités non souhaitables, comme l’augmentation spectaculaire de notre empreinte carbone, l’intensification des inégalités entre les sexes ou le refus aux personnes et aux communautés de bénéficier d’un travail décent et d’une croissance inclusive, pour ne citer que quelques exemples. Le développement durable exige une nouvelle architecture financière qui incite les fournisseurs de capitaux à investir dans des activités souhaitables qui nous unissent tous en tant que communauté mondiale, l’ensemble des activités qui représente la définition même des ODD.

L’un des moteurs les plus négligés du développement durable est le financement local, en particulier dans le contexte des pays en développement et des pays les moins avancés (PMA). Lorsqu’on examine la pratique ou les mécanismes actuels qui sous-tendent la réalisation du développement durable, il appara?t clairement que la gouvernance locale est essentielle. Les gouvernements locaux sont très conscients des besoins sur le terrain. Ils sont capables de réunir les acteurs locaux pour faire du processus de développement durable une pratique démocratique. Ils sont également plus susceptibles d’adopter des politiques et des réglementations appropriées que les gouvernements nationaux.

Et pourtant, souvent, les gouvernements locaux ne sont pas en mesure d’accéder au capital nécessaire, appelé formation de capital, et de l’accumuler pour financer le développement durable. Il existe de multiples raisons pour lesquelles les municipalités des pays en développement et des PMA connaissent de faibles niveaux de formation de capital. Il s’agit, notamment, du fait que les gouvernements nationaux leur refusent le pouvoir réglementaire en matière fiscale ainsi que celui d’émettre des titres de créance pour accéder aux marchés des capitaux nationaux et internationaux et du fait que leur solvabilité est déterminée en partie par le ratio d’endettement de leur gouvernement national.

Mais les raisons individuelles ne reflètent pas la puissance de la réalité collective. L’architecture financière mondiale actuelle fait un excellent travail pour, généralement, canaliser les capitaux vers les gouvernements nationaux, les gouvernements locaux des pays développés et, bien s?r, les grandes entreprises. Elle est beaucoup moins performante pour ce qui est de les canaliser vers les municipalités des régions du monde qui ont le plus besoin de développement durable. Par définition, cette architecture crée des défaillances du marché de telle sorte que les régions qui sont confrontées aux plus grands défis en matière de développement durable, les parties du monde où les villes, les établissements humains et les localités sont les moins susceptibles d’être inclusifs, s?rs, résilients et durables, sont également les moins susceptibles d’accéder au financement nécessaire pour soutenir le développement durable.

Allons encore plus loin. L’urbanisation sera probablement la principale tendance démographique mondiale de la prochaine décennie. Selon les Perspectives sur l’urbanisation mondiale : révision 2018, environ 80 % du produit intérieur brut est déjà généré dans les villes, tandis que 68 % de la population mondiale totale sera composée de résidents urbains d’ici à 20502. Un rapport conjoint, réalisé en 2013 par le Fonds monétaire international et la Banque mondiale, indique que sur les 1,4 milliard de personnes supplémentaires que devraient conna?tre les pays en développement d’ici à 2030, 96 % vivront probablement dans des zones urbaines3. Aujourd’hui, 30 des 35 villes qui connaissent la croissance la plus rapide au monde sont situées dans les PMA4.

Pour corriger ces défaillances du marché, il faut faire davantage que s’assurer que les municipalités des pays en développement ne se résignent pas à un avenir de sous-développement à long terme. La réalisation de l’ODD 11 relatif aux villes et aux communautés durables des pays en développement est le seul moyen de s’assurer que nous parvenons à gérer l’urbanisation à grande échelle, étant donné qu’une grande partie de cette tendance aura lieu dans ces pays. Cela signifie que les municipalités ont besoin d’avoir avoir accès au capital.

L’un des moyens essentiels que nous cherchons à mettre en ?uvre pour modifier l’architecture financière semble simple à première vue. Si les municipalités des pays en développement et des PMA ne sont pas en mesure d’accéder aux capitaux, l’un des moyens de réformer cette architecture pour réduire la défaillance du marché et l’éliminer consiste à s’assurer qu’elles peuvent effectivement y accéder. Mais comment ? Un projet pilote, mené par le Fonds d’équipement des Nations Unies (FENU) au Bangladesh, offre une solution qui peut être modulable, reproduite et avoir un impact.

D’abord, nous testons les municipalités afin de prouver leur solvabilité et d’encourager l’expérimentation de nouvelles réglementations. Une prophétie fondamentale et auto-réalisatrice est à l’?uvre : les municipalités sont considérées, semble-t-il, comme présentant de forts risques d’insolvabilité, car elles n’ont pas accès aux marchés des capitaux; les gouvernements nationaux sont alors davantage incités à leur refuser les outils réglementaires leur permettant d’accéder à ces marchés, car il s’agit de mauvais paris. La réalité, cependant, est que certaines municipalités sont solvables et ont une bonne cote d’investissement, mais ne peuvent toujours pas accéder aux capitaux. Au Bangladesh et au Népal, nous avons réalisé des tests de crédit pour plusieurs municipalités et avons constaté que pour sept d’entre elles (trois au Bangladesh et quatre au Népal), le risque financier de l’investissement était faible. Une fois que nous avons pu présenter cette évaluation au Gouvernement du Bangladesh, nous avons convenu de piloter avec elles un programme de crédit.

Ensuite, nous avons identifié une série de projets durables que ce crédit permettrait de financer. Au Bangladesh, nous avons défini deux volets. L’un comprend les marchés commerciaux, notamment une gare routière pour faciliter l’accès et les transports, un h?tel de ville et huit centres commerciaux. L’autre volet comprend des projets de valorisation énergétique des déchets dans six municipalités distinctes. Dans les deux cas, nous travaillons avec les partenaires gouvernementaux nationaux et locaux pour gagner leur adhésion et tirer parti de leurs ressources. Enfin, si nous regardons vers l’avenir, il y a l’innovation. En collaboration avec nos partenaires, nous mettons au point un outil financier adapté aux municipalités afin d’attirer des capitaux d’investissement et de les mettre au service des projets durables que nous avons déjà identifiés. Alors que nous sommes dans la phase pilote en termes d’accès des municipalités du Bangladesh aux marchés des capitaux, elles peuvent désormais émettre des obligations pouvant soutenir des prêts à long terme qui permettront de financer avec précision des projets de développement durable locaux. Tout aussi important, nous pouvons identifier un garant, soit le gouvernement national soit une organisation de développement multilatéral, par exemple, qui garantira l’émission d’obligations afin de catalyser les capitaux provenant de sources qui, autrement, ne se tourneraient pas vers ces investissements.

L’aspect le plus important à examiner est peut-être de considérer que ce processus peut être appliqué bien au-delà du Bangladesh et du Népal. La réussite de ce projet peut permettre de fournir un modèle aux gouvernements pour être les moteurs du développement durable dans les régions les plus difficiles du monde. De plus, les zones rurales ne doivent pas être laissées pour compte; elles peuvent bénéficier des fonds communs avec des centres urbains mieux capitalisés qui peuvent accéder collectivement à des fonds axés sur des questions, comme les changements climatiques et l’autonomisation économique des femmes.

Les ODD sont plus qu’un programme. Ils représentent un référendum. Chaque choix que nous faisons en tant qu’individus, communautés et sociétés détermine si nous serons les moteurs du développement durable ou des inhibiteurs de celui-ci. Il en va de même dans le contexte de l’architecture financière mondiale et des acteurs qui la composent. Nos décisions détermineront si le développement durable se fera gr?ce à l’architecture ou, si nous avons de la chance, malgré elle.

Plus important encore, ce référendum s’inscrit dans une réalité indéniable. L’urbanisation est en marche. Les centres de gravité économiques et politiques de l’avenir se déplacent vers le local. L’ODD 11 représente une réalité fondamentale — à savoir que les communautés locales seront le creuset où sera déterminé la réussite ou l’échec des ODD. Il est temps que l’architecture financière mondiale soit à la mesure de cette réalité.

Notes

1Francis M. Bator, ? The anatomy of market failure ?, The Quarterly Journal of Economics, vol. 72, n° 3 (ao?t 1958), 351.

2Nations Unies, Département des affaires économiques et sociales, Division de la population, Perspectives sur l’urbanisation mondiale : révision 2018 (ST/ESA/SER.A/420) (Nations Unies, New York, 2019), p. p. 3, xix. Disponible sur le site https://population.un.org/wup/Publications/Files/WUP2018-Report.pdf.

3Banque mondiale, Rapport de suivi mondial 2013 : dynamiques rurales/urbaines et les objectifs du Millénaire pour le développement (Washington, 2013) p.1. Disponible sur le site http://pubdocs.worldbank.org/en/961951442415876455/GMR-2013-Full-Report.pdf.

4Fonds d’équipement des Nations Unies, Rapport sur les résultats obtenus par le Fonds d’équipement des Nations Unies, en 2018. DP/2019/18. Session annuelle du 30 mai 2019, 3-4 juin 2019 (New York, 2019), p. 8. Disponible sur le site


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