Un Bhoutanais exécute une danse dans les rues du Bhoutan, le 15 février 2011. ? Asian Development Bank

Pourquoi donc voulons-nous préserver la diversité culturelle et linguistique alors qu’on parle tant du citoyen du monde ? Pour vous répondre, je vous ferai part de quelques brèves remarques. Plus que jamais, l’article 55 de la Charte des Nations Unies, signée il y a 72 ans, a été rédigé avec clairvoyance. En reconnaissant que la coopération culturelle internationale ainsi le respect universel des droits de l’homme sans distinction de race, d’?ge, de sexe, de langue ou de religion sont des conditions nécessaires au bien-être de tous et aux relations amicales entre les nations, cet article a jeté les bases de la diversité culturelle et linguistique.

Plus récemment, la cible 4.7 de l’objectif de développement durable (ODD) 4 promouvant l’accès de tous à une éducation de qualité sur un pied d’égalité a mis l’accent sur la promotion du développement durable par l’éducation à la citoyenneté mondiale et l’appréciation de la diversité culturelle. Tandis que nous allons de l’avant, la mise en oeuvre des dispositions de l’article 55 et de l’ODD 4 sera nécessaire pour maintenir la paix, renforcer la gouvernance, faire respecter les droits de l’homme, réaliser le développement durable et s’assurer que personne n’est laissé-pour-compte.

En effet, la langue et la culture sont des éléments essentiels de notre identité et unissent les communautés et les nations. L’Encyclopaedia Britannica définit la langue comme ? un système de symboles oraux ou écrits par lesquels les êtres humains, en tant que membres d’un groupe social et participants à sa culture, s’expriment. Les fonctions du langage comprennent la communication, l’expression de l’identité, le jeu, l’expression de l’imagination et l’expression de l’émotion1 ?.

La langue et la culture sont étroitement liées et interdépendantes, fa?onnant la personnalité et servant à transmettre le savoir. Elles contribuent à la perception que nous avons des autres et peut déterminer le groupe avec lequel nous nous identifions.

Nous vivons dans un monde où 96 % des 6 909 langues répertoriées sont parlées par seulement 4 % de la population mondiale2. De plus, environ 6 % des langues ont plus d’un million de locuteurs et représentent ensemble 94 % de la population mondiale. L’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) estime que plus de la moitié des langues dans le monde sont menacées de disparition3.

Des événements récents ont montré l’expression d’un monde à la recherche de l’identité, une quête d’appartenance, des inquiétudes concernant la perte d’identité et un monde en quête de sens à l’ère de la mondialisation où trop de personnes sont laissées-pour-compte.

Ce sont des questions fondamentales de notre époque, et certainement de notre avenir, comme cela est indiqué dans l’article 55 et l’ODD4. Pour que le développement soit réellement durable, la langue et la culture doivent faire l’objet de toute notre attention pour répondre aux inquiétudes croissantes d’un monde en quête d’identité et d’appartenance, qui sont les éléments essentiels du développement durable.

Le poète evenki Alitet Nemtushkin évoque ces sentiments des communautés mondiales dont les langues, ainsi qu’un sens de l’identité et de l’appartenance, disparaissent rapidement :

Si j’oublie ma langue natale

Et les chansons que mon peuple chante

? quoi servent mes yeux et mes oreilles ?

? quoi sert ma bouche ?

Si j’oublie l’odeur de la terre

Et ne lui suis pas utile

? quoi servent mes mains ?

Pourquoi est-ce que je vis dans le monde ?

Comment puis-je croire à l’idée insensée

Que ma langue est faible et pauvre

Si les derniers mots de ma mère

?taient en evenki ?

En tant que Haut-Représentant pour les pays les moins avancés, les pays en développement sans littoral et les petits ?tats insulaires en développement, qui comptent 91 pays, je me réjouis du fait que ces trois groupes de pays possèdent les langues et les cultures les plus diverses dans le monde, mais je suis aussi inquiet parce que ces langues sont parmi les plus menacées de disparition. En Papouasie-Nouvelle-Guinée, un petit ?tat insulaire en développement, 840 langues sont répertoriées, deux fois le nombre de langues parlées en Europe5.

Dans la région du Pacifique qui compte 1 300 langues, chaque langue est parlée en moyenne par 1 000 personnes seulement. En Afrique, plus de 2 000 langues sont parlées, ce qui représente environ 30 % des langues dans le monde. Ici encore, l’Afrique sub-saharienne est parmi les régions du monde où les langues sont les plus en danger. Cela a des conséquences au-delà de la compréhension de la langue et de la culture.

Ce n’est pas simplement une question de préservation d’une langue ou d’une culture, car elles sont plus que des artéfacts.

Comme l’UNESCO l’a montré dans des études, il existe un lien très étroit entre la biodiversité et la diversité linguistique. Les communautés locales et autochtones ont élaboré des systèmes de classification complexes du monde naturel, reflétant leur compréhension profonde de l’environnement dans lequel elles vivent. Cela va des connaissances sur la croissance des plantes aux nutriments en passant par la santé des océans et permet le fonctionnement d’écosystèmes fragiles, mais nécessaires au développement de la vie.

? l’autre extrême, nous avons vu un formidable brassage de populations aux langues et aux cultures différentes d? à l’urbanisation, à une augmentation rapide du tourisme et à une migration massive. Cela a donné lieu à une fusion des cultures dans les espaces urbains et dans les pays du monde entier. Pourtant, ces processus ont trop souvent créé un sentiment d’aliénation chez ceux qui étaient laissés-pour-compte et chez les nouveaux arrivants, tandis que chez d’autres est née la crainte d’une perte d’identité.

En même temps, l’arrivée et la propagation des technologies de l’information et de la communication (TIC) ont créé de nouvelles formes de communication, comme les communications virtuelles sans frontières effectuées dans quelques langues dominantes, souvent avec des signes ou des symboles (emoji), des photos (Instagram, Pinterest) et par un langage condensé et utilisant des abréviations (Twitter).

Ces progrès sont à double tranchant. Ceux qui ont accès aux TIC et qui ma?trisent la langue vivent dans un monde sans frontières tandis que ceux qui n’y ont pas accès sont exclus et marginalisés. Ils ont l’impression que leur être même, leur propre langue et leur propre culture sont en voie de disparition. Au-delà du commerce et d’autres facteurs similaires, le rapprochement des populations présente de nombreux aspects positifs, mais nous devons veiller à ce que cela ne se fasse pas au détriment de l’identité ou de la diversité culturelle ou linguistique. Nous devons faire en sorte que ces gains ne soient pas seulement pour quelques fortunés, pendant que le reste de l’humanité en est exclu.

Non seulement la langue et la culture nous donnent un sentiment d’identité et d’appartenance essentiel pour vivre, mais elles sont véritablement le sel de notre Terre. N’est-ce pas cette diversité même qui est le moteur du commerce et du tourisme ?

Depuis 2000, la Journée internationale de la langue maternelle, célébrée le 21 février afin de promouvoir la diversité linguistique et culturelle ainsi que le multilinguisme, avait pour thème cette année ? Vers des avenirs durables gr?ce à l’éducation multilingue ?.

En 2007, l’Assemblée générale a appelé tous les membres à ? encourager la conservation et la défense de toutes les langues parlées par les peuples du monde entier ?. En outre, l’année 2008 a été proclamée l’Année internationale des langues et des efforts plus concertés ont été entrepris pour préserver et promouvoir le multiculturalisme et le multilinguisme.

Ces revendications d’identité et d’appartenance signifient que nous devons inverser le déclin de la diversité culturelle et linguistique. Cela nécessitera, entre autres, un environnement où les jeunes sont éduqués dans leur langue maternelle et en contact direct avec elle tout en ayant la possibilité d’apprendre d’autres langues locales et étrangères.

Cela signifie la mise en place de politiques nationales favorables qui protègent les langues minoritaires et soutiennent les systèmes éducatifs qui encouragent un enseignement de qualité de la langue maternelle. Cela permettra aux pays et aux communautés de progresser dans la réalisation de l’article 55 et de l’ODD 4. Les linguistes et les chercheurs, ainsi que les communautés locales, auront aussi un r?le vital à jouer dans la documentation et la défense des langues qui sont en voie de disparition ou en déclin rapide.

L’humanité a toujours d? relever des défis pour aller de l’avant. Il nous appartient, cependant, de mener à bien le changement en ayant une vision de l’avenir et de relever les défis en veillant à préserver le trésor de notre identité culturelle et de notre diversité linguistique.

Notre monde de plus en plus interdépendant offre des possibilités de dialogue et d’échanges interculturels constructifs. Apprenons à apprécier la valeur de la diversité, à investir dans cette dernière et à en tirer parti pour qu’elle soit un pont entre les cultures. Soyons des citoyens du monde capables de vivre en harmonie parce que nous sommes enrichis par la diversité locale. Le défi de notre planète est de créer un équilibre entre le besoin urgent de tirer parti de la diversité culturelle et linguistique pour promouvoir le dialogue interculturel et la compréhension du monde sans détruire notre identité et notre sentiment d’appartenance.

C’est une t?che à laquelle nous pouvons tous ?uvrer, au niveau individuel, au niveau de la communauté ainsi qu’avec la société civile, les gouvernements et les organisations internationales.

L’ONU a toujours soutenu la création de partenariats qui permettent d’assurer l’épanouissement de la culture et de la langue et d’édifier un avenir de dignité pour tous, et continuera de le faire.

Notes

1 David Crystal et Robert Henry Robins, ? Language ?, dans l’Encyclopedia Britannica en ligne, e-book (Encyclopedia Britannica Inc., n.d.). Disponible sur le site from (consulté le 6 décembre 2017).

2 Tove Skutnabb–Kangas, Linguistic Genocide in Education–Or Worldwide Diversity and Human Rights? (Mahwah, NJ et Londres, R.-U., Lawrence Erlbaum Associates 2000 [édition sud-asiatique actualisée: Delhi, Orient BlackSwan, 2008.]), cité dans Tove Skutnabb-Kangas et Robert Phillipson, ? The global politics of language: markets, maintenance, marginalization, or murder? ?, dans The Handbook of Language and Globalization, Nickolas Coupland, dir. (Malden, Mass., Wiley-Blackwell, 2010), p. 77.

3 UNESCO Préserver les langues en danger, cité dans Tove Skutnabb-Kangas et Robert Phillpson, ? The Global politics of language ?, p. 77.

4 Gary F. Simons et Charles D. Fennig, dir., Ethnologue : Languages of the World, 20e éd. (Dallas, Texas, SIL International, 2017), e-book. Disponible sur le site https://.

5 A/RES/61/266.